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Résonance citoyenne 

Belle expression de l’écrivain et critique Gérard Mayen à propos de Veilleurs de Belfort (2011-2012[1]), un projet initié par la chorégraphe Joanne Leighton en lien avec le territoire du CCN de Franche-Comté : « chacun a acté une attention bienveillante individuelle, autant qu’indissolublement constituante d’une démarche collective, tournée vers la communauté tout entière de ses contemporains habitant une ville, la même ville que lui-même[2]. »… Résonance citoyenne… L’expression est si pleine de sens qu’on est vite tenté de l’emprunter pour commenter l’interaction que le Ballet du Nord vise à maintenir avec son entourage social au moyen du dispositif du 19|21.

La notion de citoyenneté renvoie à la possibilité de rejoindre une communauté démocratique par l’exercice des droits et le respect des devoirs. Du point de vue juridique, explique la sociologue et politologue Dominique Schnapper, la citoyenneté ne relève pas des « caractéristiques particulières » des personnes : « le citoyen est, par définition, un individu abstrait, sans identification et sans qualification particulières, en deçà et au-delà de ses caractéristiques concrètes[3] ». Ceci étant, qu’en est-il des caractéristiques particulières des individus dans les initiatives chorégraphiques que depuis quelques années on appelle « participatives » ? Certes, dans la mesure où ces dernières s’adressent au plus grand nombre et qu’elles mettent à l’écart les critères discriminatoires, elles insèrent une ouverture citoyenne au sein des institutions artistiques et culturelles : toute personne attirée par un appel à participation a le droit de s’investir – si cela lui convient –, le principal prérequis étant sa disposition à mobiliser sa capacité d’agir, sa sensorialité.

Bal Chorégraphique du Patrimoine Mondial – Juin 2019

L’amateur mène une recherche imaginaire et sensorielle

Reste que, du point de vue du citoyen ou de la citoyenne qui répond à l’appel, l’implication ne peut pas se faire en laissant complètement de côté ses caractéristiques concrètes : la personne y va avec ses envies, ses savoir-faire, ses imaginaires, ses attentes, ses préférences et réticences gestuelles, et peut-être aussi avec ses peurs et ses insécurités. En d’autres mots, le citoyen ou la citoyenne – devenu.e en l’occurrence danseur ou danseuse amateur – est quelqu’un qui fait des tâtonnements autour des écritures chorégraphiques qui lui sont proposées : l’exploration sensorielle et imaginaire qu’il ou elle en fait est en quelque sorte orientée par les possibilités, les questions et même les points aveugles qu’il ou elle n’arrive pas toujours à cerner, mais qui émanent tous de son histoire corporelle. Autrement dit, si l’amateur  s’adonne à la pratique de la danse, ce n’est pas seulement par le plaisir que celle-ci lui procure, mais peut-être aussi parce qu’il ou elle espère y trouver des repères sensoriels pour approcher une part d’inconnu qui l’interroge. La mémorisation d’un enchaînement perçu comme difficile peut, par exemple, entraîner la réactivation de certains réseaux perceptifs qui, pour une raison ou pour une autre, étaient restés dans une zone d’ombre. C’est cette démarche de recherche qui peut probablement rendre plus juste et fructueux l’échange entre artistes et non-artistes, en dehors du risque d’« asymétrie », c’est-à-dire d’un rapport inégalitaire, pertinemment signalé par la critique Isabelle Ginot[4].

Accueil d’une diversité de recherches

Quand le projet chorégraphique n’est ni complaisant ni démagogue, c’est-à-dire quand il ne se contente pas de susciter une satisfaction plate par la voie de la facilité, il parvient à insuffler à chacun.e tout ce qui dans le travail de la danse amène à percevoir les choses autrement – un travail qu’on considère souvent à tort comme l’apanage du savoir-faire professionnel : les jeux avec le temps, les variations dans le rapport au poids ou dans les forces gravitationnelles, la dynamique des métamorphoses, la possibilité d’être affecté.e par son propre mouvement[5], entre autres. D’où la satisfaction exprimée par ceux et celles qui s’aperçoivent du trajet perceptif parcouru grâce au travail de la danse : « ça m’a redonné confiance en mon propre corps ; [ça m’a permis] surtout d’être fière de moi! » (Roxana, participante de la parade Eldorado[6] et des Bals chorégraphiques).

Bal Chorégraphique du Patrimoine – Juin 2019

On en arrive ainsi à un autre aspect de la résonance citoyenne qu’un projet chorégraphique peut gagner, à savoir la possibilité d’accueillir une diversité de recherches subjectives. L’enjeu n’y sera pas de propager la reproduction à l’identique – d’ailleurs impossible – d’un enchaînement de mouvements, mais d’engager des réappropriations multiples d’un univers gestuel.

Ivan Jimenez


[1] « Chaque jour pendant toute une année, donc trois cent soixante-cinq jours durant, du 18 septembre 2011 au 17 septembre 2012, [sept cent trente un participants] se sont relayés, de sorte que quotidiennement, pendant une durée d’une heure précédant le lever du soleil, puis son coucher au soir venu, l’un de ces habitants a pratiqué une veille sur sa ville, depuis un point surélevé permettant d’en embrasser un vaste panorama ». Gérard Mayen, « Danser avec une population. Mobilisés en chorégraphie, sans être danseurs amateurs : le paradoxe des Veilleurs de Belfort », Corps (in)croyables. Pratiques amateur en danse contemporaine, M. Briand (dir.), Pantin, CND, 2017, p. 46-47.

[2] Ibid., p. 47.

[3] Dominique Schnapper et Christian Bachelier, Qu’est-ce que la citoyenneté?, Paris, Gallimard, 2000, p. 148.

[4] L’auteure attire l’attention sur le « modelage de la sphère de la danse amateur par celle de la danse professionnelle ». Isabelle Ginot, « Du piéton ordinaire », Corps (in)croyables. Pratiques amateur en danse contemporaine, M. Briand (dir.), Pantin, CND, 2017, p. 40.

[5] Michel Bernard, « L’altérité originaire ou les mirages fondateurs de l’identité », Protée, vol. 29, n° 2, 2001, p. 7.p. 23.

[6] Le 23 mai 2019, à Lille.